Survivre à l’histoire : la viticulture lorraine face aux tempêtes du temps

24 juillet 2025

Évoquer la Lorraine et le vin, c’est remonter le temps, longer des pentes autrefois couronnées de vignes, sentir bousculer les souvenirs des tables familiales et écouter les récits de ceux qui ont vu la vigne renaître plus d’une fois de ses cendres. Mais ce patrimoine n’a jamais été un long fleuve tranquille : guerres et crises ont, siècle après siècle, bouleversé son paysage. Retour sur les secousses qui ont façonné ce vignoble d’exception, entre ruptures brutales, labeur acharné et renaissance passionnée.

La Lorraine viticole, c’est une histoire millénaire. Dès le IV siècle, des moines cisterciens installent les premiers ceps sur les bords de la Moselle et de la Meurthe (Vins Lorraine). À son apogée vers 1860, le vignoble lorrain s’étend sur plus de 30 000 hectares, faisant jeu égal avec le Bordelais ! L’essentiel des vignes se trouve alors concentré autour de Toul, Moselle et Saintois.

Mais ce décor foisonnant va connaître plus d’une secousse. Dès la Guerre de Trente Ans (1618-1648), les ravages sont considérables : pillages, destruction de terres cultivables et exodes dépeuplent les campagnes. Plusieurs sources, dont les chroniques locales, évoquent une perte de près des deux tiers de la population de certains villages autour de Toul, et donc un abandon massif des parcelles viticoles.

Bien avant 1914, la viticulture lorraine est déjà affaiblie. Le grand fléau, chez nous comme ailleurs, s’appelle le phylloxéra. Ce minuscule puceron, venu d’Amérique dans les années 1860, décime en vingt ans 90% du vignoble français, Lorraine comprise (Vin-Vigne).

  • Phylloxéra (vers 1870-1890) : En Meurthe-et-Moselle, près de 80% des vignobles sont touchés. Un désastre pour une région déjà fragilisée par une production en déclin.
  • Concurrence du “vin du Midi” : Grâce au chemin de fer, les vins du Sud de la France arrivent désormais à Nancy moins chers que les vins locaux, accélérant la déconsidération du vin lorrain.
  • Industrialisation : L’essor de la sidérurgie et des mines attire la main d’œuvre, qui abandonne la vigne pour des salaires plus sûrs. Entre 1870 et 1900, on observe une perte de près de 10 000 hectares de vignes (sources cantonales, archives Meurthe-et-Moselle).

La Première Guerre mondiale, elle, vient achever la descente aux enfers. La Lorraine se retrouve en première ligne : bombes, tranchées, occupation. Résultat ? En 1918, le vignoble lorrain ne compte plus que 2 000 hectares, soit vingt fois moins qu’un demi-siècle plus tôt. Tout le secteur de Pont-à-Mousson ou de Saint-Mihiel est littéralement déserté, les vignes gisent méconnaissables sous les cratères d’obus.

  • L’approvisionnement en vin local chute. Le vin “de guerre” devient le surnom de certains breuvages, souvent coupés d’eau ou de produits douteux.
  • Des familles entières, propriétaires de petites parcelles, voient leur existence bouleversée. On compte jusqu’à 40% de vignerons ayant quitté leur métier après-guerre dans certains villages (France 3).
  • L’absence de relève est dramatique : les jeunes mobilisés, beaucoup ne reviendront jamais à la terre.

Difficile d’imaginer pire, et pourtant… Avec l’invasion allemande de 1940, la viticulture locale subit de nouvelles occupations, réquisitions de récoltes, restrictions de matériel agricole et déportations. Les quelques centaines d’hectares encore en production entre 1939 et 1945 subissent une gestion draconienne, la quasi-totalité des stocks étant réquisitionnée pour l’armée allemande. Le travail des vignes est délaissé, les soins sont réduits au strict minimum.

  • Dans la zone annexée de Moselle, nombre de vignerons sont expulsés, d’autres “germanisés” de force.
  • 1944 marque un tournant, avec des bombardements menant à la perte définitive de certains terroirs historiques.

En 1945, la Lorraine viticole ne pèse plus que 150 hectares autour de Toul et quelques îlots à Sierck, soit moins de 0,5% de sa surface initiale.

On aurait pu croire la page tournée, mais la tenacité lorraine est têtue ! À partir des années 1950, quelques passionnés, anciens ou enfants de la vigne, entreprennent une lente replantation. La création de l’INAO (Institut National des Appellations d’Origine) en 1935 favorise la reconnaissance du savoir-faire local, mais le chemin est long.

  • Appellation Moselle contrôlée : Obtenue en 2010 (décret du 21 avril), elle couronne 30 ans de batailles administratives et collectives pour redorer le blason local.
  • Appellation Côtes de Toul : L’AOC voit le jour en 1998 (alors qu’un “vin gris” existait déjà, fierté locale depuis des siècles !).
  • Entre 1950 et aujourd’hui, la surface plantée remonte à 230 hectares environ pour le département de Meurthe-et-Moselle, selon le Syndicat des Vignerons de Lorraine.

Le renouveau est aussi porté par l’amélioration qualitative. Les cépages locaux (Auxerrois, Gamay, Pinot noir, Müller-Thurgau) sont mis à l’honneur, les rendements baissent au profit de la qualité, de nouveaux marchés s’ouvrent, notamment avec la demande croissante de vins bios.

Derrière cette résurgence, il y a des visages, des familles et des histoires plus fortes que toutes les vicissitudes. Plusieurs domaines, aujourd’hui en Meurthe-et-Moselle, illustrent cette belle obstination :

  • Domaine Régina à Bruley – Fondé par Maurice Lelièvre, l’un de ceux qui ont replanté à la main les premières parcelles après-guerre.
  • Domaine Laroppe – Une transmission sur cinq générations, dont la plupart des membres ont survécu à l’exode puis ont replanté “malgré tout” dans les années 1970.
  • Domaine Migot – À Lucey, le choix assumé du bio, relancé après 2000 par une nouvelle génération.

Chacun, à sa façon, incarne le goût du risque, la sagesse face aux crises, et cette capacité bien lorraine à faire d’un passé mouvementé la plus belle des sources d’inspiration. Plusieurs vignerons racontent ce qu’a représenté la transmission d’une terre “en friche”, le pari de la biodiversité, la reconquête d’un marché local et la joie de faire revivre des fêtes populaires du vin de Toul (source : témoignages recueillis lors d’événements, Foire aux Vins de Toul).

Sans les aléas de l’Histoire, le paysage de la Lorraine aurait sans doute été bien différent. Entre renoncements et reprises, la mémoire des guerres irrigue encore la viticulture actuelle :

  • Lutter contre les clichés : longtemps, le vin lorrain a souffert d’une image “rustique” ou résiduelle, héritée de son effacement forcé.
  • S’appuyer sur l’innovation : essais autour du Pinot Gris, du Riesling ou du Chardonnay, exploration de nouveaux terroirs à l’abandon depuis un siècle.
  • Pérenniser la filière : de nouveaux acteurs arrivent, la formation s’intensifie (ouverture récente d’un BTS viticulture-œnologie à Toul, 2022), et l’œnotourisme permet de raconter autrement l’Histoire locale.

Après avoir tant souffert, la vigne lorraine s’affirme aujourd’hui comme un vignoble de niche, où la qualité, l’éco-responsabilité et l’ancrage territorial sont au cœur de la dynamique. L’impact des tempêtes historiques se lit dans chaque verre : puissance retrouvée, mais toujours avec ce petit supplément d’âme, fruit de la patience, de la mémoire collective et d’une volonté farouche de transmission.

L’histoire de la vigne lorraine est loin d’être figée Et si ces aléas du passé avaient finalement forgé le tempérament, la diversité et la créativité de ses vins actuels ? Le plaisir de redécouvrir des cépages oubliés, de renouer avec des fêtes populaires, de rencontrer des vignerons conteurs de mémoire – voilà l’invitation que lance cette région, riche de ses blessures et de ses renaissances.

  • Envie de prolonger la découverte ? Rendez-vous à la Maison des Vins de Toul, pour savourer l’héritage vivant de cette histoire.
  • Partez à la rencontre des “sentinelles de la vigne” lors des Journées du Patrimoine ou baladez-vous au fil des vignobles de Bruley, Bulligny et Lucey.
  • Pour explorer l’histoire locale plus en détail : Les anciens vignobles lorrains, Gallica BnF.

Au cœur de la Meurthe-et-Moselle, chaque rang de vigne porte la mémoire des crises, mais aussi l’enthousiasme de ceux qui n’ont jamais voulu tourner la page. Un patrimoine à déguster… et à défendre, autour d’un bon verre, bien sûr !