À travers les siècles : la métamorphose du vignoble lorrain

18 juillet 2025

Impossible d’aborder le vignoble lorrain sans rendre hommage à son immense héritage historique. La vigne pousse ici depuis l’Antiquité, mais c’est surtout au Moyen Âge qu’elle couvre franchement le paysage. Vers le XIII siècle, la Lorraine figura parmi les plus grands vignobles de France, rivalisant avec la Bourgogne ou la Champagne. D'après les historiens, jusqu'à 45 000 hectares de vignes recouvraient alors la région (source : Musée de la Vigne de Lucey).

Les abbayes et monastères jouent un rôle décisif dans cet essor : Clervaux, Saint-Mihiel, Bouzonville… ils sélectionnent les meilleurs coteaux et structurent la production. La noblesse s’en mêle, des cités comme Toul et Nancy vivent au rythme des vendanges. À l’époque moderne, on exporte jusqu’en Europe du Nord – en Flandre ou en Allemagne –, preuve de la réputation acquise par les vins de Lorraine. Mais la chronique du vignoble n’est pas un long fleuve tranquille…

Quand on évoque la Lorraine, impossible d’ignorer la violence de son histoire. La Guerre de Trente Ans (1618–1648) jette d’abord le trouble : villages pillés, soldats dans les champs, de nombreux ceps brûlés ou arrachés. Plus tard, la Révolution bouleverse la propriété foncière, secouant les structures de production.

Au XIX siècle, la tempête vient du phylloxéra, ce parasite arrivé des Amériques. Entre 1875 et 1910, il détruit méthodiquement la quasi-totalité des vignes européennes, Lorraine comprise. Dans la foulée, la Première Guerre mondiale transforme la région en champ de bataille. Les bombardements, les tranchées de Verdun et de Pont-à-Mousson effacent vignes et savoir-faire locaux. Les années 1930 voient la production sombrer à moins de 1 000 hectares, reléguant la viticulture lorraine à l’anecdote.

  • 130 000 hectolitres de vin produits en Lorraine en 1860
  • Moins de 5 000 hectolitres dans les années 1930 (source : CIVL - Comité Interprofessionnel des Vins de Lorraine)

Et comme si cela ne suffisait pas, les appellations “vins de Lorraine” se retrouvent exclues des grandes zones AOC françaises lors de la loi de 1935. Un coup de massue, dont la Lorraine mettra des décennies à se relever.

Le vignoble lorrain épouse principalement la vallée de la Moselle, les coteaux de Toul et les collines du Toulois. À première vue, on est loin du sud ensoleillé : ici, le climat est semi-continental, alternant étés chauds et hivers vigoureux. Dans ce décor, la vigne pousse sur des sols marno-calcaires, argileux ou limoneux.

Si la météo réserve bien des surprises (gelées printanières, pluies abondantes à l’automne), ces défis forcent depuis toujours à la créativité : sélectionner des cépages résistants, adapter les modes de culture et apprendre à “lire” le terroir. Paradoxalement, c’est cette rigueur qui a forgé la typicité unique des vins lorrains avec leur fraîcheur si singulière.

  • Température moyenne annuelle à Toul : 10,3 °C (source : Météo France)
  • Altitude des vignes lorraine : entre 200 m et 400 m

Dans les années 1950-1970, quelques irréductibles amoureux du vin décident de réveiller le vignoble. Ces pionniers replantent principalement autour de Toul et sur les rives de la Moselle. Mais cette renaissance rime avec réflexion : fini les cépages hybrides, place à un retour aux variétés nobles.

  • Auxerrois, cépage blanc typique de Lorraine, qui donne des vins souples et fruités
  • Pinot noir, travaillant sur la finesse plutôt que la puissance
  • Gamay, toujours apte à offrir des vins rosés rafraîchissants
  • Pinot gris (ou “Tokay” jusqu’à la fin du XX siècle), source de richesse aromatique

Résultat : la création, dès 1951, du label “VDQS” (Vins Délimités de Qualité Supérieure), puis, après des années de travail, l’accession à l’AOC Moselle (2010) et à l’AOC Côtes de Toul (1998). Les grandes coopératives, comme celle de Lucey ou Bruley, côtoient aujourd’hui une trentaine de domaines familiaux. Le vignoble couvre désormais plus de 250 hectares, avec une production annuelle de 15 000 à 20 000 hectolitres (source : INAO, CIVL).

Le renouveau du vignoble lorrain ne s’arrête pas à la restauration des cépages historiques. Aujourd’hui, la technologie et la science s’invitent dans les caves et les vignes :

  • Utilisation de drônes et d’outils de cartographie pour surveiller les parcelles
  • Optimisation des traitements grâce à l’intelligence artificielle (projets INRAE Lorraine-Vigne)
  • Essor du bio et de la biodynamie, avec plus de 13% du vignoble certifié “bio” en 2023
  • Expérimentation sur la densité de plantation et les couverts végétaux pour préserver l’humidité des sols

La coopérative des Vignerons de Bruley, par exemple, développe une gamme de vins naturels, sans intrants ajoutés, tandis que de jeunes domaines explorent de nouvelles méthodes d’élevage en amphores ou en jarres en grès (source : Terre de Vins).

En Lorraine, le changement climatique est palpable : la date des vendanges avance (deux à trois semaines plus tôt qu’il y a trente ans), les épisodes de sécheresse et les fortes chaleurs deviennent moins exceptionnels.

  • Température moyenne annuelle à Nancy: +1,7 °C depuis 1950 (source : GIEC Grand Est)
  • Phénomène de gel printanier de plus en plus imprévisible

Face à ces défis, les vignerons innovent :

  • Replanter sur des expositions nord ou plus en altitude pour limiter la chaleur
  • Revenir à des modes de taille traditionnels pour mieux résister au stress hydrique
  • Choisir les clones de cépages les moins précoces, voire introduire des variétés résistantes venues d’Allemagne ou de Suisse

L’objectif ? Préserver la fraîcheur et l’équilibre emblématique des vins lorrains, tout en anticipant la vigne de demain.

La renaissance du vignoble doit beaucoup à quelques passionnés dont la renommée dépasse parfois le terroir.

  • Marcel Crochet, du Domaine de la Linotte, mémoire vivante qui transmit son savoir à une nouvelle génération de vignerons.
  • Famille Laroppe, installée à Lucey, figure de proue des Côtes de Toul et pionnière des terroirs bio.
  • Stéphane Picard, ambassadeur de la Moselle, récompensé au Salon de l’Agriculture pour ses crémants.
  • Domaine Régina à Pagny-sur-Moselle, modèle de conversion en biodynamie et d’accueil oenotouristique.

Aujourd’hui, une nouvelle génération – souvent revenue de Bourgogne, d’Alsace ou du Val de Loire – revisite le vignoble avec ambition : micro-cuvées, crémants de haute précision, rosés de gastronomie. Ces femmes et ces hommes sont les véritables artisans de la notoriété actuelle des vins lorrains.

Discrets, parfois jugés “région à vins modestes”, les vins lorrains étonnent de plus en plus les critiques et les sommeliers parisiens. Le Gris de Toul, ce rosé léger et désaltérant, trouve une place à la table des bistrots branchés. Le Crémant de Lorraine se glisse à la carte de restaurants étoilés, comme la Maison Dufossé (Metz).

À l’international, la Moselle brille dans les concours (médaille d’or au Concours Mondial des Vins Féminalise 2023 pour le domaine de l’Ancienne Côte). La proximité du Luxembourg et de l’Allemagne draine une nouvelle clientèle, assoiffée de vins frais et digestes. Même des marchés plus lointains (Pays-Bas, Suisse) commencent à s’intéresser à la Lorraine, grâce à la communication active des producteurs locaux (sources : Terre de Vins, France 3 Grand Est).

Le vignoble n’a pas fini de se réinventer, et plusieurs défis titillent l’imagination des vignerons lorrains :

  • La préservation du foncier agricole (forte pression immobilière aux abords des villes)
  • Le réchauffement climatique et la multiplication des aléas météorologiques
  • La difficulté de transmission des domaines familiaux
  • La concurrence des grands vignobles voisins (Alsace, Champagne…)

Mais de belles promesses s’esquissent : l’essor du bio, l’envie de circuits courts, l’intérêt croissant des jeunes pour la vigne. Avec son histoire douloureuse mais magistrale, une identité de terroir affirmée et une créativité sans limite, la Lorraine retrouve fièrement sa place sur la carte des grands vignobles français. La grande histoire du vin lorrain continue de s’écrire… et c’est encore meilleur lorsqu’on la partage, verre en main, avec ceux qui l’aiment.